Air Tahiti
Depuis son entrée en scène en 1987, et jusqu'en 2013, Christian Vernaudon fut à la tête d'Air Tahiti. Plus qu'un témoin privilégié de l'histoire de la compagnie, il en a été l'âme et le pilier durant 27 ans. Il revient pour nous sur les conditions et les enjeux de sa création mais aussi sur son développement et ses particularités.
Quelles furent les conditions de la naissance d'Air Tahiti ?
Christian Vernaudon : En 1982, je suis revenu des mes études en Métropole et j'ai alors intégré le cabinet ministériel d'Alexandre Léontieff comme VAT (NDLR : VAT est l'abréviation de « volontaire à l'aide technique ». Il s'agissait d'une forme civile de service militaire qui devait être effectuée dans les territoires d'outre-mer). Dans le gouvernement de Gaston Flosse, Alexandre Léontieff était alors en charge de l'économie, du tourisme, des finances et des transports. Dans son cabinet, et en tant que conseiller, j'ai pu prendre connaissance du dossier du transport aérien et du cas d'Air Polynésie. Cette compagnie avait connu un développement impressionnant en terme de réseau mais elle exploitait des Fokker Fairchild, de bons avions certes, mais très couteux. Ils consommaient beaucoup de carburant. Leur technologie était ancienne et ils coûtaient cher en maintenance. Air Polynésie était engagée dans un cercle « vicieux » : les coûts de production étaient tellement élevés qu'il fallait mettre en place des tarifs élevés sans modulation tarifaire, c'est à dire sans la possibilité de pratiquer des tarifs différents et réduits pour certaines parties de la clientèle. Malgré cela, Air Polynésie perdait de l'argent tout en étant subventionnée par les autorités du Territoire pour la desserte des archipels éloignés.
Entre les autorités de la Polynésie française et la compagnie aérienne française internationale UTA, dont Air Polynésie était une filiale, les négociations étaient très tendues pour définir le nouveau projet d'avenir du transport aérien domestique en Polynésie. UTA plaidait pour obtenir une concession de long terme afin d'être en mesure d'investir dans une nouvelle génération d'avion, des ATR en l'occurrence. Le Territoire étudiait cette option mais il avait aussi sur la table une offre issue d'un groupe d'investisseurs polynésiens. Ce groupe proposait d'introduire des jets, des Fokker 28, des machines d'occasion, pour desservir les principales îles de la Polynésie française. L'objectif du gouvernement du Territoire était alors de trouver une solution technologique appropriée mais il y avait aussi la volonté politique de récupérer les leviers de commandes de la compagnie aérienne domestique dont le capital était alors à 85 % aux mains d'UTA.
Ce qui a fait pencher la balance ?
J'ai participé à plusieurs réunions de travail avec un consultant extérieur, où nous avons alors expliqué au gouvernement que le choix des jets serait particulièrement inapproprié compte-tenu de nos besoins et des particularités du réseau de la Polynésie française. J'avais donné l'exemple suivant : un Fokker 28, un jet, consommait 8 fois plus de carburant qu'un ATR sur un trajet Papeete / Bora Bora !
L'équipe de Direction de la compagnie à la fin des années 1990 (De gauche à droite : Manate Vivish, Yves Wauthy, Mate Galenon, Christian Vernaudon, Patrick Martineau, Auguste Yu, Christian Massonat) © Air Tahiti
Pourquoi des investisseurs polynésiens avaient proposé des jets, des avions à réaction, pour les liaisons interinsulaires en ce début des années 1980 ?
À l'époque, partout dans le monde, il y a eu une sorte de« jet mania » ! Dans l'opinion publique et parmi les passagers, la croyance était que voyager en jet était beaucoup mieux. Dans un premier temps, d'ailleurs, le gouvernement de la Polynésie française a essayé de faire pencher la balance en faveur de ces investisseurs locaux et leur projet de liaison par jet. Mais cela ne s'est pas fait.
Quelle fut alors l'alternative proposée ?
Avec Alban Ellacott, j'ai proposé à UTA de céder une grande partie des parts qu'elle détenait dans Air Polynésie : 70 sur les 85 %. De les céder, en partie et à hauteur de 25 % au Territoire pour 1 franc symbolique et pour les 45 % restant, je suis allé les proposer au tout Tahiti ! Ces 45 % ont donc été acquis par des acteurs économiques majeurs du pays : la Banque Socredo, la Banque de Tahiti et la Banque de Polynésie, mais aussi des grands groupes privés qui « comptaient » à Tahiti. Air Tahiti est ainsi devenue la société de tous les Polynésiens. Cela a fait son originalité dès 1985 et jusqu'à nos jours avec une composition stable de son actionnariat. Cette structure se distingue par son capital, avec une présence minoritaire de la puissance publique et une très forte majorité d'acteurs privés. Aujourd'hui, le Pays est toujours actionnaire à 14 % dans Air Tahiti, ce qui est le reliquat de ses 25 % initialement obtenus pour 1 franc symbolique.
Les ATR furent la clef du développement de la compagnie. Ici, en 1997, un ATR-42 à Manihi © Philippe Bacchet
Mais en 1985, comment avez-vous fait pour convaincre ces dirigeants de grandes entreprises polynésiennes d'investir dans cette future Air Tahiti ?
Dans le business plan que nous leur avions présenté, nous démontrions que la grande avancée consistait à investir dans des appareils de nouvelle génération, les ATR. Cet investissement allait se traduire par des économies en terme de maintenance et de consommation de carburant. De plus, ces achats d'appareils neufs permettaient de bénéficier des dispositifs de défiscalisation. (NDLR : un dispositif fiscal français qui permet de transférer de l'argent d'investisseurs privés de Métropole – via une baisse de leurs impôts – vers des investissements dans l'Outre-mer). Ils nous ont permis d'acquérir des ATR neufs à moindres frais.
Nous sommes parvenus à démontrer que les économies réalisées nous permettaient de rentrer, dans un « cercle vertueux » : baisser les coûts permettait de baisser les tarifs tout en dégageant des marges suffisantes pour financer notre développement et entamer une distribution raisonnable de dividendes envers les actionnaires. Ce tableau était très beau et ils n'y croyaient qu'à moitié, je pense… Mais ces investisseurs sont venus car tout le monde considérait qu'Air Tahiti était un outil fondamental pour le développement de la Polynésie française. Cette vision était partagée par ces grands groupes polynésiens privés mais aussi par les hommes politiques de l'époque, tous bords confondus. Air Tahiti était pensée comme faisant partie des sociétés stratégiques fondamentales au développement de la Polynésie française, à l'instar d'entités comme l'OPT (Office des Postes et Télécommunication) et de la Banque Socredo. La finalité de tous ces investisseurs n'était pas tant de gagner de l'argent mais bien d'accompagner le développement du Territoire.
En 2000, un ATR-72 débarque ses passagers à Bora Bora, une des escales les plus importantes du réseau © Philippe Bacchet
Le rôle des autorités de la Polynésie française à l'époque ?
Le Territoire devait apporter le cadre juridique de l'activité, c'est à dire une convention fixant les règles du jeu pour les 20 ans à venir dans le transport aérien interinsulaire. Cette convention ne nous attribuait pas de monopole, contrairement à ce que beaucoup de gens ont pensé et continuent de penser d'ailleurs. En terme juridique, nous n'avons jamais eu un tel monopole. En septembre 1985, le Territoire avec à sa tête Gaston Flosse et le ministre Alban Ellacott, a signé le protocole mettant en œuvre l'ensemble de l'opération. Mais il faut dire que dans le même temps, les autorités du Territoire avaient racheté à Marcel Lejeune la compagnie Air Tahiti, nom porté par Air Moorea, compagnie qui effectuait principalement la liaison Tahiti-Moorea avec ses petits avions Britten-Norman. L'idée du Territoire était d'avoir un moyen de pression sur UTA en expliquant qu'il allait lancer une compagnie aérienne concurrente à Air Polynésie…Cela dans le cadre des négociations tendues que j'évoquais auparavant entre UTA et le Territoire. Mais une fois qu'Air Polynésie est passée sous contrôle polynésien, elle a récupéré auprès du Territoire la petite société Air Tahiti qui est devenu filiale d'Air Polynésie en 1985. Finalement, nous avons pris son nom.
Comment avez-vous été amené à prendre la tête d'Air Tahiti à 25 ans seulement…
En octobre 1985, s'est donc tenu le premier Conseil d'administration avec une composition complètement renouvelée. Auparavant, ce Conseil ne comptait que deux administrateurs polynésiens : Jacques Denis-Drollet et René Quesnot. Tous les autres étaient des gens d'UTA. De la même manière, toute la Direction générale d'Air Polynésie était constituée d'expatriés d'UTA. Air Polynésie n'était pas une société polynésienne, ni par son capital ni par ses dirigeants. En revanche, elle l'était bien par ses personnels et cela est à mettre à son crédit. Pendant ses années d'activités, Air Polynésie a formé pas mal de personnels polynésiens aux métiers de l'activité aérienne et aussi certains cadres mais ils n'étaient pas au Conseil d'administration de l'entreprise.
Je dois donc aux nouveaux administrateurs d'avoir souhaité appliquer le principe d'océanisation des cadres, c'est à dire le principe que l'ont peu trouver, ici, en Polynésie des personnes aptes à diriger et endosser les responsabilités. Ils ont fait ce pari sur moi, me proposant de devenir PDG sur la base du business plan que j'avais présenté. Quelque part, tout cela était dans la logique du statut d'autonomie obtenu sur le plan politique par la Polynésie française en 1984. La vraie autonomie est de prendre en main les leviers de développement du pays et de parier sur des Polynésiens pour mettre en œuvre les projets.
Dès 1985, la totalité du comité de direction est passée entre les mains des Polynésiens. Mate Galenon et moi sommes restés codirigeants pendant 27 ans, puis une nouvelle génération de Polynésiens a pris la relève aujourd'hui.
Photos Christian Vernaudon : Philippe Bacchet
Témoignage
KARL HARGOUS, CONTRÔLEUR
Rentré en tant que mécanicien à Air Polynésie en octobre 1979, Karl Hargous a poursuivi sa carrière au sein d'Air Tahiti jusqu'en 2010. Avec trente ans de carrière, il a été le témoin des grandes évolutions qui ont accompagné le passage d'Air Polynésie à Air Tahiti puis, ensuite, celles qui ont été liées au développement de notre entreprise.
Comment avez-vous débuté votre carrière ?
Karl Hargous : J'ai appris le métier dans l'armée a l'école des apprentis mécaniciens de l'Armée de l'Air a Rochefort, une ville de Charente-Maritime en France. J'ai été mécanicien dans l'armée de l'Air pendant cinq ans. Je suis revenu a Tahiti et, en octobre 1979, j'ai été embauché a Air Polynésie en tant que mécanicien.
En quoi consistait le travail à cette époque ?
Le centre de maintenance (NDLR : structure a l'origine de l'actuelle Centre Technique d'Air Tahiti ) s'occupait non seulement de la flotte d'Air Polynésie mais aussi des avions des compagnies aériennes internationales en escale à Tahiti. A ce titre, j'étais formé et habilité pour intervenir sur les jets de type DC 8, DC 10 et Boeing 747. Par exemple, les samedi, l'équipe de mécaniciens attaquait le travail a 4 heures du matin. Nous faisions l'arrivée a Tahiti d'un DC 10 c'est a dire que nous nous occupions de sa maintenance. Puis nous enchainions avec celle des Fokker d'Air Polynésie qui allaient voler dans la journée. Du temps d'Air Polynésie, notre flotte était composée de ces fameux Fokker Fairchild, de Twin-Otter et de petits avions bimoteurs, les Britten-Norman.
Qu'en était il de ces fameux Fokker ?
C'étaient de bons avions a la base mais par leur conception, ils étaient déjà vieux, voire archaïques... Dans l'aéronautique, les progrès ont été très rapides. En conséquence, ils ont été techniquement dépassés très vites. En terme de maintenance, il fallait bien suivre les protocoles du constructeur. Il y avait des particularités importantes. Je me souviens d'un certain 15 aout 1983. En une seule journée, nous avons eu trois moteurs de Fokker « grillés » ! Une catastrophe car évidemment il fallait tout réparer ! Je me souviens parfaitement de la date car, a minuit, j'ai été obligé de plaquer les copains qui travaillaient d'arrache-pied car ma femme accouchait... Nous avons bien vu la différence avec l'arrivée des ATR. Cela a représenté une avancée en terme de maintenance pour nous. Progressivement, au sein de la flotte Air Tahiti, ils ont remplacé les autres appareils.
Karl Hargous a débuté son parcours en 1979, époque d'Air Polynésie dont on voit ici la flotte, essentiellement des Fokker, sur le tarmac de l'Aéroport de Tahiti-Faa'a © Air Tahiti
Vous étiez aussi amené à intervenir dans les îles ?
Oui et parfois des interventions importantes. Une fois, nous avons dû changer le moteur d'un Fokker immobilisé sur l'île de Rurutu aux Australes. A l'époque, il fallait amener le moteur de remplacement par bateau avec, en plus, une grue spéciale qu'on utilisait pour cette réparation. Cela prenait un temps fou ! C'était folklorique aussi car, dans les îles, nous n'avions pas tous les équipements dont on disposait a Tahiti. Pour travailler en hauteur, on mettait une planche de bois sur deux futs… C'était du système D... Plus tard, avec l'ATR, ce qui était vraiment intéressant et qu'il pouvait transporter le moteur d'un autre ATR dans sa soute sur un bâti spécial. Du coup, on pouvait transporter rapidement un moteur de rechange dans les îles. On voit bien le progrès ! D'autre part et à plusieurs reprises, j'ai été détaché aux Marquises pour l'entretien des avions Britten- Norman qui faisaient les liaisons intérieures de l'archipel. Les séjours étaient longs : un mois. La, il fallait se débrouiller tout seul. Le mécanicien faisait tout l'entretien de l'avion, le nettoyage intérieur extérieur, les révisions, les pannes etc... Il fallait faire preuve de débrouillardise.
Avec qui travailliez vous ?
A mes débuts, les effectifs du centre étaient surtout constitués d'« expatriés » comme on appelait alors les gens d'UTA (ND LR : UTA pour Union des Transports Aériens était une compagnie aérienne internationale française dont Air Polynésie était une filiale). Il y avait peu de personnels « locaux », une dizaine seulement. Puis petit à petit, nous avons embauché des personnels locaux. Ensuite, avec l'avènement d'Air Tahiti, ce statut dit d'expatrié a disparu.
Vous avez travaillé sur différentes générations d'ATR ?
Oui au tout début d'Air Tahiti, nous avions des ATR de génération 300 puis nous sommes passés aux 500. Pour les moteurs, cela ne changeait pas beaucoup si ce n'est qu'ils étaient de plus en plus puissants. Cependant, leur configuration restait la meme avec des pièces aux mêmes endroits. En revanche, je n'ai pas travaillé sur la toute nouvelle génération, celle des 600 (NDLR : ils ont été mis en service a Air Tahiti a partir de la fin 2013). Ce que je sais est que l'informatique occupe maintenant une grande place.
L'adaptation à tous ces changements n'a pas été difficile ?
Dans notre domaine, nous avons des règles et des protocoles a suivre. Lorsque nous effectuons une visite de contrôle, nous savons quelles sont les différentes tâches et inspections a réaliser. Maintenant, les personnels disposent aussi de cartes de travail qui donnent les détails pour chaque opération a effectuer. A mes débuts, nous n'avions pas ce dispositif. En 2010, j'ai quitté Air Tahiti après trente ans de service. J'étais alors contrôleur. Mon rôle était de vérifier les interventions des mécaniciens sur les avions. Le contrôleur fait aussi les points fixes. Cela consiste à mettre en marche un avion au sol pour vérifier si tout fonctionne bien et plus particulièrement ses moteurs. A la suite de cette manœuvre, nous pouvons déterminer si l'aéronef peut être mis en ligne c'est a dire en service.
Crédits : Karl Hargous : © Philippe Bacchet ; ATR-42 : © Philippe Bacchet